Concarneau. Un bel après-midi d’été. Une brise légère caresse le quai russe. Je le longe d’un pas tranquille en contemplant la balise du cochon, le vol des goélands et la pointe du Cabellou. Je salue le majestueux cormoran de bronze, passe devant la chapelle de la croix et contourne l’école de voile récemment rénovée. Un coup d’œil au marinarium qui abrite des espèces délicates derrière ses murs puissants. Un peu plus loin, juste avant un massif d’agapanthes flamboyantes abrité par un vieux pin tordu, je m’assieds sur un banc, face à l’océan. Le banc rouge et usé du square des oubliés de l’île Saint-Paul. Vous les connaissez ? Non ? Forcément, vu qu’ils sont oubliés…
Mon esprit s’envole. Il plane au-dessus de l’océan Atlantique, contourne le Cap de Bonne-Espérance, un peu plus loin le Cap des Aiguilles, rejoint les eaux de l’océan Indien, plane encore un moment au-dessus de flots infiniment bleus et se pose en douceur sur un îlot perdu en forme de croissant, vestige d’un volcan dont la cheminée s’est écroulée il y a bien longtemps dans les vagues australes. L’île Saint-Paul. Pas très loin des Kerguelen. Vous savez, là où habite Hélène. Si, si, celle de Dave ! Celle qu’il a rencontrée quelques années après Vanina…
Début mars 1930. Ils sont sept sur l’île. La campagne de pêche à la langouste a été bonne. Ils regardent s’éloigner l’Austral, navire appartenant à la société qui les emploie. Ses cales sont pleines. Il ramène cargaison, travailleurs et équipage vers la France. Eux sept resteront là pour surveiller et entretenir les équipements. Le bateau n’est plus qu’un point sur l’horizon. Pas grave, dans trois mois au plus tard un autre navire leur apportera du ravitaillement. Sept. Six hommes, cinq bretons et un malgache, et une femme, Louise, enceinte. Elle et Victor se sont mariés il y a peu de temps. Sûr qu’elle aurait préféré que l’enfant naisse ailleurs, mais avec la crise il faut bien prendre le travail qu’on veut bien vous donner. Les jours s’écoulent paisiblement. Louise donne naissance à une petite fille fin mars. Elle s’appellera Paule, comme l’île. Elle est mignonne. Pas embêtante. Le temps passe. Les yeux fixent le large. L’horizon reste vierge. Aucun navire n’apparaît. Heureusement, il reste encore ces boîtes de bœuf en gelée. Pas toutes en très bon état, mais on fera avec.
Fin mai la petite Paule s’éteint. Elle n’aura fait qu’un passage bref et silencieux sur ce petit bout de terre. Et restera sans doute pour longtemps la seule enfant à y être née. L’angoisse monte chaque jour un peu plus. Les sept paires d’yeux n’en peuvent plus de fixer l’immensité vide de l’océan. Une boîte de bœuf en gelée. Une autre. Encore et encore. Et puis certains hommes commencent à voir leurs chevilles, puis leurs jambes gonfler. Un liquide jaune commence à s’en écouler. Le gonflement progresse. Impossible de manger. Une soif intense commence à les tenailler. Le scorbut est installé. Le premier, Manuel est emporté. Puis François, qui ne reverra jamais Madagascar. Puis Victor qui laisse sa femme Louise éplorée. Un matin d’octobre Pierre n’en peut plus. La mer est démontée. Tant pis, peu importe, il embarque, peu importe pour où, peu importe comment, ça ne pourra être pire qu’ici, sur ce lambeau de terre où on les a oubliés. Jamais on ne le reverra.
Un gros mois passe encore. Le sentiment de solitude et d’abandon est immense. La folie guette. Pourtant un matin la proue d’un vieux navire apparaît. Il vient pour la nouvelle campagne de pêche à la langouste. L’air de rien. Comme si tout était normal. Il ne trouvera que trois survivants : Louise, Julien et Louis. À la fin de la campagne, enfin ils regagneront la France. Ils continueront à vivre chichement. Jamais ils ne toucheront le moindre argent. Certes la société a été jugée coupable pour cet abandon, mais au bout des six ans de procès, elle n’existait plus, la faillite étant passée par là…
Je me lève de mon banc rouge et usé. De l’index, je vais caresser les lettres en relief de la plaque commémorative plantée face à la mer. Sous mes doigts chaque nom s’égrène : Louis, Victor, Louise, Paule, Julien, Manuel, Pierre, François… Je regarde un moment le large, et reprends mon chemin. La capitainerie, le quai Pénéroff, la ville close… Non, je n’oublie pas…
© Copyright Isabelle Roche – 2019 – Tous droits réservés
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c’est très triste.